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L’usage politique du pardon

 

En 1991, la préface d’un ouvrage dirigé par Olivier Abel débutait par un constat assez consensuel : « Le pardon n’est pas précisément une valeur à la mode ». Et bien voilà qui est chose faite : oui, le pardon semble d’actualité. Depuis quelques années, cette notion tend à s’inscrire dans un contexte tout à fait différent de sa sphère d’origine. Elle semble se détacher progressivement du pardon accordé au repenti, dans le secret de la confession.

C’est sans doute Willy Brandt qui, le 7 décembre 1970, cristallise symboliquement cette nouvelle dimension du pardon. En visite officielle à Varsovie, le chancelier allemand s’agenouille devant le mémorial dédié aux héros et aux victimes du ghetto de Varsovie. Trois ans plus tard, devant la dalle du Yad Vashem à Jérusalem, il lit un psaume implorant le pardon divin. En 1990, c’est le président tchécoslovaque, Vaclav Havel, qui adresse des excuses officielles au président allemand concernant l’expulsion des Allemands des Sudètes.

Depuis lors, les exemples n’ont cessé de se succéder : Lech Walesa présente des excuses au nom des Polonais qui ont causé des torts aux Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ; Jacques Chirac reconnaît la responsabilité de l’Etat français dans les rafles de Juifs de l’été 1942 ; Guy Verhofstadt demande pardon devant des milliers de Rwandais. Plus récemment, les présidents de la Croatie et de la Serbie-et-Montenegro échangent publiquement leurs « excuses » pour le « mal » que leurs pays se sont causé l’un à l’autre. Bref, le pardon envahit la sphère politique. 

Le pardon comme grandeur politique ?

Il est cependant opportun de s’interroger : le pardon est-il approprié au champ politique ? Pour Hannah Arendt et Paul Ricoeur, le pardon constitue une grandeur politique. Il est la seule démarche qui soit capable de rouvrir la mémoire sans pour autant susciter le ressentiment et le désir de vengeance. Son objectif n’est ni de nourrir une cicatrice incicatrisable, ni de gommer le souvenir. Il est de rompre à la fois la dette et l’oubli. Loin d’effacer le passé, le pardon intervient dans celui-ci. Il tente de le modifier en lui donnant une autre signification. Non pas en faisant, comme par magie, que ce qui est arrivé ne se soit pas produit. Mais en révélant d’autres avenirs possibles du passé.

L’expérience tentée par l’Afrique du Sud il y a quelques années repose sur cette démarche. En mai 1995, le parlement sud-africain crée la Commission pour la vérité et la réconciliation (TRC) pour parvenir à la réconciliation par l’ubuntu (le pardon) et non par la vengeance. La TRC n’est pas un tribunal. Elle se contente d’encourager les aveux, de susciter les contritions, l’expression des victimes et le pardon. La recommandation d’amnistie ne constitue que l’une de ses fonctions, les trois autres relevant de la production d’un nouveau rapport au passé. L’objectif de la TRC est de permettre aux victimes de trouver une forme de reconnaissance et de réparation; aux coupables de se défaire de leurs fardeaux et d’obtenir protection pour l’avenir.

L’exemple est édifiant. Notons toutefois qu’il n’a évidemment pas refermé la totalité des plaies issues du régime d’apartheid. La plupart des reproches adressés à la TRC concernent la procédure d’amnistie. Aucun repentir n’est exigé pour pouvoir y prétendre. Des aveux suffisent. Mais l’attitude provocatrice et l’arrogance de certains assassins ont réveillé la colère d’une partie de l’opinion publique noire. Il importe par ailleurs de rappeler une caractéristique essentielle du processus sud-africain: les faits sont relativement récents, coupables et victimes sont face à face. C’est donc sans attendre le passage d’une ou plusieurs générations que les représentants officiels ont tenté d’instaurer le dialogue. Cette caractéristique est rare. Les gestes officiels de contrition qui sont posés officiellement ne surviennent en général que longtemps après les faits. Souvent juste assez longtemps pour que leurs auteurs ne soient plus en vie. Cela explique que ces demandes de pardon soient parfois rejetées.

Limites d’un pardon collectif

Ainsi, en 1996, le président Ezer Weizman – premier chef d’Etat israélien à s’exprimer devant les chambres du parlement allemand – refuse le pardon au nom des victimes du nazisme : « En tant que président de l’Etat d’Israël, je peux porter leur deuil et évoquer leur mémoire, mais je ne peux pardonner en leur nom ». La conception du pardon dans le rapport d’une collectivité à une autre, plutôt que dans un rapport de personne à personne, pose la question de la représentation à un double niveau. Ce sont des « représentants » qui demandent pardon pour des faits qu’ils n’ont pas commis eux-mêmes (1) et qui accordent le pardon au nom de victimes qui se taisent à jamais (2).

1. Le manque de repentir de la part des auteurs véritables des faits incriminés constitue le premier argument de taille contre la légitimité d’un pardon collectif. De fait, ne faut-il pas s’avouer coupable, sans réserves ni circonstances atténuantes, pour prétendre au pardon ? De quels méfaits Willy Brandt – dont l’attitude à l’égard des nazis ne peut être mise en cause – serait-il coupable ? En quoi Jacques Chirac – qui avait à peine 10 ans lors de la rafle du Vel’ d’hiv – serait-il coupable ? Tous aujourd’hui s’accordent sur le fait que la culpabilité – comme l’innocence – ne peut être qu’individuelle. Une faute n’est pas transmissible d’une génération à l’autre. Il est tout à fait dénué de sens d’accuser moralement une communauté entière. Un gouvernement ou une nation ne sont jamais coupables de leur passé. On peut néanmoins concevoir qu’ils soient responsables de la manière dont ils gèrent, aujourd’hui, l’héritage de leur histoire.

2. Le second grand obstacle à la notion de pardon collectif réside dans une certaine fidélité à l’égard des victimes. C’est dans cette optique que Vladimir Jankélévitch s’insurge avec véhémence contre l’idée même d’un pardon après l’horreur de la Shoah: « Libre à chacun de pardonner les offenses qu’il a personnellement reçues, s’il le juge bon. Mais celles des autres, de quel droit les pardonnerait-il? ».

Au vu de ces arguments, il paraît difficile de plaider en faveur d’un pardon collectif. Cette conclusion n’implique aucunement la mise en cause de l’impact souvent positif des divers types de reconnaissance officielle. Il ne s’agit pas de les considérer avec cynisme, mais de les replacer dans le contexte qui est le leur. Pour cela, il est indispensable de distinguer les sphères privée et publique. Au point de vue strictement personnel, un pardon peut avoir lieu si la victime est animée d’un désir de compréhension de l’autre et si l’offenseur est capable d’un véritable repentir.

Quant aux gestes symboliques tels que les déclarations de repentance ou les présentations d’excuses officielles, ils concernent davantage la question politique d’un rapprochement, plutôt que celle du pardon à proprement parler. Les positions adoptées par les tenants de la mémoire officielle sont loin d’être dictées par les seuls soucis de justice et de reconnaissance. Ancrées dans un contexte bien déterminé, elles résultent d’un calcul politique qui dépend directement des rapports de forces et des intérêts en jeu. Or, l’une des caractéristiques principales du pardon réside dans son caractère total et gratuit. La notion de « pardon négocié », voire « forcé », ne peut être qu’antinomique. N’est-il donc pas préférable de distinguer la réflexion d’ordre moral et une éventuelle utilisation politique de celle-ci ?

Valérie-Barbara ROSOUX 

Chercheur qualifié du FNRS, Université catholique de Louvain

 

 Source:Dossier « Le pardon » du Périodique semestriel « Reliures » n° 13 Automne-Hiver, Liège, 2004

 1. O. ABEL (dir.), Le pardon, briser la dette et l’oubli, Paris, Autrement, 1991, p. 7.

2. Voir h. ARENDT, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983 et P. RICOEUR, Le Juste, Paris, Seuil, 1995.

3. Le Soir, 17 janvier 1996.

4. K. JASPERS, La culpabilité allemande, Paris, Editions de Minuit, 1948, p. 75.

5. V. JANKELEVITCh, L’imprescriptible, Paris, Seuil, 1986, p. 55.

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