Monthly Archives: juin 2015

Le pardon : un point de départ

« Devant les chaînes d’un passé irrévocable, l’homme a la possibilité, non de défaire ce qui a eu lieu, mais de délier ce qui a été noué, c’est-à-dire d’offrir la possibilité d’être délivré des conséquences de ce qui a été fait, grâce à la faculté de pardonner. » Jacques Ricot (citant Hannah Arendt)

Il y a un peu plus de neuf ans (*), ma vie a subi une transformation radicale en une fraction de seconde. Sur le moment, l’accident (chute en vélo causée par une voiture) parut assez banal : un peu secouée, quelques coups bleus, la seule idée de se relever et de poursuivre la route. Mais les séquelles ne tardèrent pas à se manifester. En plus des tremblotements, des fonctions toutes élémentaires étaient devenues de véritables problèmes : les capacités visuelles, la parole, l’écriture, les déplacements… C’est toute une série de choses qu’il m’était désormais impossible de réaliser de façon autonome. Les automatismes nécessaires pour la vie au quotidien étaient littéralement… restés sur la route. Cet événement constitua une profonde rupture dans ma vie. Au début, vous ne réalisez pas très bien ce qui se passe. Pour moi, les premiers temps se déroulèrent un peu comme si je me trouvais dans un tableau de Magritte : là où l’on attend la lumière, c’est l’ombre, et à la place de l’ombre, la lumière ! Ma vie s’ébranlait sur ses fondations.

Or la battante qui était en moi décida de prendre la vie à bras le corps pour la réussir le mieux possible. Ce qui m’était arrivé ne pouvait absolument pas constituer un point final, ce devait être au contraire un nouveau commencement. J’avais l’obligation de montrer tout autour de moi que j’aimais la vie et que je m’investirais corps et âme afin de rendre à mon existence forme et contenu. Ma vie et celle de mes proches s’étaient transformées du tout au tout à cause d’une personne inattentive. Mais la machine médicale et le processus de restauration étaient désormais lancés. Et jusqu’à aujourd’hui, pas la moindre trêve dans mon combat de tous les jours pour une meilleure qualité de vie dans les limites de mes possibilités.

L’accident a laissé de profondes cicatrices psychologiques : la colère, la tristesse et l’impuissance, autant de sentiments qui bouillonnent dans la tête. Lorsque vous en êtes conscient, c’est alors précisément le moment de se mettre à la tâche. Les conséquences physiques de l’accident étaient bien là, irréversibles : l’aspect matériel des choses. Mais il en va aussi de ce « bouillon » dans ma tête : je dois apprendre à en distinguer les ingrédients. En fin de compte, il faut que j’arrive à poursuivre ma route le plus agréablement possible. La colère et l’incompréhension que j’éprouve à l’égard du responsable de l’accident ne peuvent avoir raison de ma vie ni de mon entourage. Les infirmités encourues ne sont que des aspects de ma personne et doivent donc demeurer des aspects – aussi importants et radicaux soient-ils. La souffrance intérieure résulte d’un énorme manque, d’un déficit, d’une perte sèche. Or il importe de reconnaître cette souffrance, lui donner une place dans mon existence, explorer à nouveau mon propre moi, accepter la confrontation avec moi-même pour clarifier et améliorer les choses.

J’ai décidé de ne pas me laisser empoisonner la vie par le désir de vengeance. La vie est trop courte, elle passe tellement vite. Me voilà donc condamnée à chercher une autre solution. Et ma réponse, c’est pardonner ! Pardonner, oui mais comment, pourquoi ? Quelle sorte de pardon ? Je crois que pardonner est un processus, ce n’est pas un interrupteur que l’on enclenche ponctuellement. Le pardon n’est possible que lorsque l’on a pris conscience que cela permettra de vivre à nouveau en harmonie avec soi-même. Avec le temps, j’ai appris à prendre de la distance, à considérer de l’extérieur ce qui m’était arrivé, j’ai essayé de comprendre aussi ce qui était arrivé à la personne responsable de l’accident. Progressivement, je suis parvenue à donner une certaine forme au pardon. Un pardon – je le précise – indispensable à ma propre survie, pour m’alléger la vie. Car dans le pardon, deux parties sont concernées : la personne à qui quelque chose est pardonné mais aussi la personne qui pardonne !

Oui, le pardon est une action à l’égard de soi tout autant qu’à l’égard de l’autre. Pardonner à l’autre, c’est pardonner ce qui a été causé par lui, sans cesser de considérer que c’est lui qui est responsable des dommages. C’est en quelque sorte un pardon conditionnel qui renonce à la vengeance et allège donc la situation de l’autre. Mais pardonner, c’est aussi et surtout accepter ma propre situation, accepter l’inéluctable, l’irréparable, l’irréversible. En ce sens, le pardon allège aussi ma propre existence. Et avec ce pardon-là se déploie un espace pour le deuil. Le deuil de ce qui n’existe plus. Contrainte d’orienter le regard vers l’avant. Une dynamique de survie, voilà ce qu’est le pardon. C’est pourquoi lorsque vous aimez la vie, le pardon est indispensable. En somme, si le pardon est un geste en direction de l’autre, il l’est tout autant envers soi-même. On pourrait parler d’une réconciliation avec soi-même – avec ma nouvelle vie. D’où la sérénité qui seule permet que s’ouvre un espace propice à mener une vie transformée, aussi harmonieuse que possible.

Anne-Marie VERBOOM-van WESTEN,

membre de l’Eglise Wallonne de Middelbourg (1)

 * Témoignage raconté en 2004

 1. Dès le 16ème siècle, en un temps d’intolérance religieuse, les protestants, obligés de fuir les régions catholiques des 10 provinces du Sud des Pays-Bas (l’actuelle Belgique) et du Nord de la France, furent accueillis dans les provinces du Nord (les Pays-Bas actuels). Ils y fondèrent des communautés protestantes de langue française (dont la plus ancienne, celle de Middelbourg, date de 1574). Un siècle plus tard, suite à la Révocation de l’Edit de Nantes (1685), une nouvelle vague de réfugiés parvint de France, faisant monter le nombre des Eglises de langue française à environ 80. Wallons et huguenots sont ainsi à l’origine des Eglises Wallonnes des Pays-Bas dont il demeure à ce jour 14 communautés qui continuent à célébrer le culte en langue française. Ces paroisses sont membres de la Protestantse Kerk in Nederland.

 Source:Dossier « Le pardon » du Périodique semestriel « Reliures » n° 13 Automne-Hiver, Liège, 2004

Pardon, Seigneur, Pardon

L’usage politique du pardon

 

En 1991, la préface d’un ouvrage dirigé par Olivier Abel débutait par un constat assez consensuel : « Le pardon n’est pas précisément une valeur à la mode ». Et bien voilà qui est chose faite : oui, le pardon semble d’actualité. Depuis quelques années, cette notion tend à s’inscrire dans un contexte tout à fait différent de sa sphère d’origine. Elle semble se détacher progressivement du pardon accordé au repenti, dans le secret de la confession.

C’est sans doute Willy Brandt qui, le 7 décembre 1970, cristallise symboliquement cette nouvelle dimension du pardon. En visite officielle à Varsovie, le chancelier allemand s’agenouille devant le mémorial dédié aux héros et aux victimes du ghetto de Varsovie. Trois ans plus tard, devant la dalle du Yad Vashem à Jérusalem, il lit un psaume implorant le pardon divin. En 1990, c’est le président tchécoslovaque, Vaclav Havel, qui adresse des excuses officielles au président allemand concernant l’expulsion des Allemands des Sudètes.

Depuis lors, les exemples n’ont cessé de se succéder : Lech Walesa présente des excuses au nom des Polonais qui ont causé des torts aux Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale ; Jacques Chirac reconnaît la responsabilité de l’Etat français dans les rafles de Juifs de l’été 1942 ; Guy Verhofstadt demande pardon devant des milliers de Rwandais. Plus récemment, les présidents de la Croatie et de la Serbie-et-Montenegro échangent publiquement leurs « excuses » pour le « mal » que leurs pays se sont causé l’un à l’autre. Bref, le pardon envahit la sphère politique. 

Le pardon comme grandeur politique ?

Il est cependant opportun de s’interroger : le pardon est-il approprié au champ politique ? Pour Hannah Arendt et Paul Ricoeur, le pardon constitue une grandeur politique. Il est la seule démarche qui soit capable de rouvrir la mémoire sans pour autant susciter le ressentiment et le désir de vengeance. Son objectif n’est ni de nourrir une cicatrice incicatrisable, ni de gommer le souvenir. Il est de rompre à la fois la dette et l’oubli. Loin d’effacer le passé, le pardon intervient dans celui-ci. Il tente de le modifier en lui donnant une autre signification. Non pas en faisant, comme par magie, que ce qui est arrivé ne se soit pas produit. Mais en révélant d’autres avenirs possibles du passé.

L’expérience tentée par l’Afrique du Sud il y a quelques années repose sur cette démarche. En mai 1995, le parlement sud-africain crée la Commission pour la vérité et la réconciliation (TRC) pour parvenir à la réconciliation par l’ubuntu (le pardon) et non par la vengeance. La TRC n’est pas un tribunal. Elle se contente d’encourager les aveux, de susciter les contritions, l’expression des victimes et le pardon. La recommandation d’amnistie ne constitue que l’une de ses fonctions, les trois autres relevant de la production d’un nouveau rapport au passé. L’objectif de la TRC est de permettre aux victimes de trouver une forme de reconnaissance et de réparation; aux coupables de se défaire de leurs fardeaux et d’obtenir protection pour l’avenir.

L’exemple est édifiant. Notons toutefois qu’il n’a évidemment pas refermé la totalité des plaies issues du régime d’apartheid. La plupart des reproches adressés à la TRC concernent la procédure d’amnistie. Aucun repentir n’est exigé pour pouvoir y prétendre. Des aveux suffisent. Mais l’attitude provocatrice et l’arrogance de certains assassins ont réveillé la colère d’une partie de l’opinion publique noire. Il importe par ailleurs de rappeler une caractéristique essentielle du processus sud-africain: les faits sont relativement récents, coupables et victimes sont face à face. C’est donc sans attendre le passage d’une ou plusieurs générations que les représentants officiels ont tenté d’instaurer le dialogue. Cette caractéristique est rare. Les gestes officiels de contrition qui sont posés officiellement ne surviennent en général que longtemps après les faits. Souvent juste assez longtemps pour que leurs auteurs ne soient plus en vie. Cela explique que ces demandes de pardon soient parfois rejetées.

Limites d’un pardon collectif

Ainsi, en 1996, le président Ezer Weizman – premier chef d’Etat israélien à s’exprimer devant les chambres du parlement allemand – refuse le pardon au nom des victimes du nazisme : « En tant que président de l’Etat d’Israël, je peux porter leur deuil et évoquer leur mémoire, mais je ne peux pardonner en leur nom ». La conception du pardon dans le rapport d’une collectivité à une autre, plutôt que dans un rapport de personne à personne, pose la question de la représentation à un double niveau. Ce sont des « représentants » qui demandent pardon pour des faits qu’ils n’ont pas commis eux-mêmes (1) et qui accordent le pardon au nom de victimes qui se taisent à jamais (2).

1. Le manque de repentir de la part des auteurs véritables des faits incriminés constitue le premier argument de taille contre la légitimité d’un pardon collectif. De fait, ne faut-il pas s’avouer coupable, sans réserves ni circonstances atténuantes, pour prétendre au pardon ? De quels méfaits Willy Brandt – dont l’attitude à l’égard des nazis ne peut être mise en cause – serait-il coupable ? En quoi Jacques Chirac – qui avait à peine 10 ans lors de la rafle du Vel’ d’hiv – serait-il coupable ? Tous aujourd’hui s’accordent sur le fait que la culpabilité – comme l’innocence – ne peut être qu’individuelle. Une faute n’est pas transmissible d’une génération à l’autre. Il est tout à fait dénué de sens d’accuser moralement une communauté entière. Un gouvernement ou une nation ne sont jamais coupables de leur passé. On peut néanmoins concevoir qu’ils soient responsables de la manière dont ils gèrent, aujourd’hui, l’héritage de leur histoire.

2. Le second grand obstacle à la notion de pardon collectif réside dans une certaine fidélité à l’égard des victimes. C’est dans cette optique que Vladimir Jankélévitch s’insurge avec véhémence contre l’idée même d’un pardon après l’horreur de la Shoah: « Libre à chacun de pardonner les offenses qu’il a personnellement reçues, s’il le juge bon. Mais celles des autres, de quel droit les pardonnerait-il? ».

Au vu de ces arguments, il paraît difficile de plaider en faveur d’un pardon collectif. Cette conclusion n’implique aucunement la mise en cause de l’impact souvent positif des divers types de reconnaissance officielle. Il ne s’agit pas de les considérer avec cynisme, mais de les replacer dans le contexte qui est le leur. Pour cela, il est indispensable de distinguer les sphères privée et publique. Au point de vue strictement personnel, un pardon peut avoir lieu si la victime est animée d’un désir de compréhension de l’autre et si l’offenseur est capable d’un véritable repentir.

Quant aux gestes symboliques tels que les déclarations de repentance ou les présentations d’excuses officielles, ils concernent davantage la question politique d’un rapprochement, plutôt que celle du pardon à proprement parler. Les positions adoptées par les tenants de la mémoire officielle sont loin d’être dictées par les seuls soucis de justice et de reconnaissance. Ancrées dans un contexte bien déterminé, elles résultent d’un calcul politique qui dépend directement des rapports de forces et des intérêts en jeu. Or, l’une des caractéristiques principales du pardon réside dans son caractère total et gratuit. La notion de « pardon négocié », voire « forcé », ne peut être qu’antinomique. N’est-il donc pas préférable de distinguer la réflexion d’ordre moral et une éventuelle utilisation politique de celle-ci ?

Valérie-Barbara ROSOUX 

Chercheur qualifié du FNRS, Université catholique de Louvain

 

 Source:Dossier « Le pardon » du Périodique semestriel « Reliures » n° 13 Automne-Hiver, Liège, 2004

 1. O. ABEL (dir.), Le pardon, briser la dette et l’oubli, Paris, Autrement, 1991, p. 7.

2. Voir h. ARENDT, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1983 et P. RICOEUR, Le Juste, Paris, Seuil, 1995.

3. Le Soir, 17 janvier 1996.

4. K. JASPERS, La culpabilité allemande, Paris, Editions de Minuit, 1948, p. 75.

5. V. JANKELEVITCh, L’imprescriptible, Paris, Seuil, 1986, p. 55.

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L’ONU et les programmes de justice réparatrice (1)

La justice réparatrice.

Dans de nombreux pays, le mécontentement et la frustration engendrés par le système judiciaire ainsi que le regain d’intérêt porté à la préservation et au renforcement des pratiques coutumières et traditionnelles ont conduit d’aucuns à appeler de leurs vœux de nouvelles réponses à la délinquance et aux troubles sociaux. Nombre de ces réponses donnent aux parties concernées et, souvent, aux personnes qui les entourent la possibilité de participer à la résolution de conflits et d’en traiter les conséquences.

Les programmes de justice réparatrice se fondent sur l’idée selon laquelle les parties à un conflit doivent activement participer à sa résolution et à l’atténuation de ses conséquences. Ils procèdent également, parfois, d’une volonté de revenir à une prise de décisions locale et de renforcer la communauté. Ces démarches sont également vues comme un moyen d’encourager l’expression pacifique d’un conflit, de promouvoir la tolérance et l’intégration, de faire respecter la diversité et de favoriser des pratiques locales responsables.

Les formes nouvelles et établies de justice réparatrice donnent aux communautés des moyens bienvenus de résoudre les conflits. Elles font intervenir des individus qui sont non pas extérieurs à l’incident, mais directement concernés ou touchés par celui-ci. La participation de la communauté n’est plus abstraite, mais directe et concrète. Ces procédures conviennent particulièrement aux situations où les parties interviennent volontairement et où chacune a la possibilité de participer pleinement et sans risque à un processus de dialogue et de négociation.

Le présent Manuel se concentre sur les programmes de justice réparatrice en matière pénale, mais on notera que cette procédure est également utilisée pour traiter et résoudre des conflits dans d’autres contextes, y compris l’école et le lieu de travail.

Dans de nombreux pays, l’idée de participation de la communauté jouit d’un large consensus. Dans les pays en développement, la justice réparatrice se pratique souvent dans le cadre traditionnel ou coutumier. Ce faisant, ces pratiques peuvent contribuer à renforcer le système judiciaire existant. Dans la justice participative, cependant, l’une des principales difficultés consiste à trouver les moyens de mobiliser la société civile tout en protégeant les droits et intérêts des victimes et des délinquants.

La justice réparatrice est une méthode de résolution des problèmes qui, dans ses diverses formes, associe la victime, le délinquant, leurs réseaux sociaux, des organismes judiciaires et la communauté. Les programmes correspondants reposent sur le principe fondamental selon lequel le comportement criminel non seulement viole la loi, mais aussi lèse les victimes et la communauté. Pour traiter les conséquences de ce comportement, il faudra, à chaque fois que cela est possible, associer le délinquant et les parties lésées tout en apportant à la victime et au délinquant l’aide et l’appui dont ils ont besoin.

Par justice réparatrice, on entend un processus par lequel on combat la délinquance en réparant le mal fait aux victimes, en rendant les délinquants comptables de leurs actes et, souvent, en associant la communauté à la résolution du conflit. La participation des parties est un aspect essentiel de ce processus, qui place l’accent sur l’établissement d’une relation, sur la réconciliation et sur la recherche d’une entente entre les victimes et le délinquant. Cette méthode peut s’adapter à diverses cultures et aux besoins de différentes communautés. Grâce à elle, la victime, le délinquant et la communauté regagnent une certaine maîtrise du processus. Ce processus, de surcroît, peut lui-même souvent transformer les relations qui existent entre la communauté et le système judiciaire.

                                         Office des Nations Unies contre la drogue et le crime  

                                         A suivre …

Suivons le Guide!

Source: Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, Manuel sur les programmes de justice réparatrice, 2008, 116 pages