« Devant les chaînes d’un passé irrévocable, l’homme a la possibilité, non de défaire ce qui a eu lieu, mais de délier ce qui a été noué, c’est-à-dire d’offrir la possibilité d’être délivré des conséquences de ce qui a été fait, grâce à la faculté de pardonner. » Jacques Ricot (citant Hannah Arendt)
Il y a un peu plus de neuf ans (*), ma vie a subi une transformation radicale en une fraction de seconde. Sur le moment, l’accident (chute en vélo causée par une voiture) parut assez banal : un peu secouée, quelques coups bleus, la seule idée de se relever et de poursuivre la route. Mais les séquelles ne tardèrent pas à se manifester. En plus des tremblotements, des fonctions toutes élémentaires étaient devenues de véritables problèmes : les capacités visuelles, la parole, l’écriture, les déplacements… C’est toute une série de choses qu’il m’était désormais impossible de réaliser de façon autonome. Les automatismes nécessaires pour la vie au quotidien étaient littéralement… restés sur la route. Cet événement constitua une profonde rupture dans ma vie. Au début, vous ne réalisez pas très bien ce qui se passe. Pour moi, les premiers temps se déroulèrent un peu comme si je me trouvais dans un tableau de Magritte : là où l’on attend la lumière, c’est l’ombre, et à la place de l’ombre, la lumière ! Ma vie s’ébranlait sur ses fondations.
Or la battante qui était en moi décida de prendre la vie à bras le corps pour la réussir le mieux possible. Ce qui m’était arrivé ne pouvait absolument pas constituer un point final, ce devait être au contraire un nouveau commencement. J’avais l’obligation de montrer tout autour de moi que j’aimais la vie et que je m’investirais corps et âme afin de rendre à mon existence forme et contenu. Ma vie et celle de mes proches s’étaient transformées du tout au tout à cause d’une personne inattentive. Mais la machine médicale et le processus de restauration étaient désormais lancés. Et jusqu’à aujourd’hui, pas la moindre trêve dans mon combat de tous les jours pour une meilleure qualité de vie dans les limites de mes possibilités.
L’accident a laissé de profondes cicatrices psychologiques : la colère, la tristesse et l’impuissance, autant de sentiments qui bouillonnent dans la tête. Lorsque vous en êtes conscient, c’est alors précisément le moment de se mettre à la tâche. Les conséquences physiques de l’accident étaient bien là, irréversibles : l’aspect matériel des choses. Mais il en va aussi de ce « bouillon » dans ma tête : je dois apprendre à en distinguer les ingrédients. En fin de compte, il faut que j’arrive à poursuivre ma route le plus agréablement possible. La colère et l’incompréhension que j’éprouve à l’égard du responsable de l’accident ne peuvent avoir raison de ma vie ni de mon entourage. Les infirmités encourues ne sont que des aspects de ma personne et doivent donc demeurer des aspects – aussi importants et radicaux soient-ils. La souffrance intérieure résulte d’un énorme manque, d’un déficit, d’une perte sèche. Or il importe de reconnaître cette souffrance, lui donner une place dans mon existence, explorer à nouveau mon propre moi, accepter la confrontation avec moi-même pour clarifier et améliorer les choses.
J’ai décidé de ne pas me laisser empoisonner la vie par le désir de vengeance. La vie est trop courte, elle passe tellement vite. Me voilà donc condamnée à chercher une autre solution. Et ma réponse, c’est pardonner ! Pardonner, oui mais comment, pourquoi ? Quelle sorte de pardon ? Je crois que pardonner est un processus, ce n’est pas un interrupteur que l’on enclenche ponctuellement. Le pardon n’est possible que lorsque l’on a pris conscience que cela permettra de vivre à nouveau en harmonie avec soi-même. Avec le temps, j’ai appris à prendre de la distance, à considérer de l’extérieur ce qui m’était arrivé, j’ai essayé de comprendre aussi ce qui était arrivé à la personne responsable de l’accident. Progressivement, je suis parvenue à donner une certaine forme au pardon. Un pardon – je le précise – indispensable à ma propre survie, pour m’alléger la vie. Car dans le pardon, deux parties sont concernées : la personne à qui quelque chose est pardonné mais aussi la personne qui pardonne !
Oui, le pardon est une action à l’égard de soi tout autant qu’à l’égard de l’autre. Pardonner à l’autre, c’est pardonner ce qui a été causé par lui, sans cesser de considérer que c’est lui qui est responsable des dommages. C’est en quelque sorte un pardon conditionnel qui renonce à la vengeance et allège donc la situation de l’autre. Mais pardonner, c’est aussi et surtout accepter ma propre situation, accepter l’inéluctable, l’irréparable, l’irréversible. En ce sens, le pardon allège aussi ma propre existence. Et avec ce pardon-là se déploie un espace pour le deuil. Le deuil de ce qui n’existe plus. Contrainte d’orienter le regard vers l’avant. Une dynamique de survie, voilà ce qu’est le pardon. C’est pourquoi lorsque vous aimez la vie, le pardon est indispensable. En somme, si le pardon est un geste en direction de l’autre, il l’est tout autant envers soi-même. On pourrait parler d’une réconciliation avec soi-même – avec ma nouvelle vie. D’où la sérénité qui seule permet que s’ouvre un espace propice à mener une vie transformée, aussi harmonieuse que possible.
Anne-Marie VERBOOM-van WESTEN,
membre de l’Eglise Wallonne de Middelbourg (1)
* Témoignage raconté en 2004
1. Dès le 16ème siècle, en un temps d’intolérance religieuse, les protestants, obligés de fuir les régions catholiques des 10 provinces du Sud des Pays-Bas (l’actuelle Belgique) et du Nord de la France, furent accueillis dans les provinces du Nord (les Pays-Bas actuels). Ils y fondèrent des communautés protestantes de langue française (dont la plus ancienne, celle de Middelbourg, date de 1574). Un siècle plus tard, suite à la Révocation de l’Edit de Nantes (1685), une nouvelle vague de réfugiés parvint de France, faisant monter le nombre des Eglises de langue française à environ 80. Wallons et huguenots sont ainsi à l’origine des Eglises Wallonnes des Pays-Bas dont il demeure à ce jour 14 communautés qui continuent à célébrer le culte en langue française. Ces paroisses sont membres de la Protestantse Kerk in Nederland.
Source:Dossier « Le pardon » du Périodique semestriel « Reliures » n° 13 Automne-Hiver, Liège, 2004
Pardon, Seigneur, Pardon