Le pardon est une chose ordinaire et difficile – mais il y a beaucoup de choses quotidiennes dont nous fuyons la difficulté, préférant l’idée de choses si sublimes, si impossibles, qu’il devient facile d’y renoncer. Quotidiennement pourtant, il arrive à peu près à tout le monde de dire « pardon » comme on dit merci ou bonjour ; et chacun sait spontanément si l’autre est « gonflé » ou s’il est sincère. Il serait donc déraisonnable de laisser la question du pardon seulement à des gens bizarres, à des esprits religieux. Ceux d’ailleurs qui idéalisent le pardon ne le pratiquent pas forcément, et d’autres, qui détestent cette notion, ont pu pardonner, ou même demander pardon.
Jusque dans certaines situations pas du tout ordinaires, à la limite de l’horreur, le pardon peut introduire la possibilité de revenir au monde ordinaire, de rétablir la possibilité d’une conversation où justement l’on puisse dire merci et pardon, où ces mots aient encore un sens. Qu’est-ce que rétablir un monde où l’on puisse présenter ses excuses ? Quelle est cette parole qui brise la loi du silence où le malheur continue sans surprise ? Mais quelle est cette parole qui rompt l’inflation de paroles creuses, d’accusations et de menaces d’autant plus grosses qu’elles ne portent plus ?
Le pardon a donc à voir avec le monde ordinaire. Cependant le pardon est une chose délicate et incertaine. C’est que l’on croit trop que les choses sont soit conditionnées au point d’en être automatiques, soit inconditionnées mais alors quasi-magiques. En fait, quand toutes les conditions du pardon sont réunies, cela ne marche pas encore automatiquement ; cependant lorsqu’elles ne sont pas du tout réunies, cela a peu de chance de marcher. Les incertitudes du pardon se logent dans cet écart.
Du côté des conditions qu’il faudrait réunir, il faut qu’il soit demandé ou accordé par des personnes appropriées et dans des circonstances appropriées. Par exemple on ne peut pardonner que ce qu’on pourrait punir, ou bien on ne peut pas se pardonner à soi-même, dans la mesure où l’on ne peut pas se voir soi-même vraiment autrement. Ou bien on ne saurait pardonner à celui qui n’a pas reconnu son tort, de même que celui qui pardonne doit être celui qui a subi le tort. Plus généralement le pardon demandé n’est pas forcément un pardon obtenu, et le pardon donné n’est pas forcément un pardon reçu. Cet écart même est essentiel au pardon, si celui-ci n’est pas une réaction conditionnée, mais au contraire cette chose troublante, jamais assurée, qui fait bifurquer la suite attendue des représailles.
Quand on aurait réuni toutes les conditions « morales » d’un juste pardon, rien n’est encore assuré, car l’autre peut refuser non seulement le pardon que je lui demande mais aussi celui que je lui offre, et discuter chacune des conditions que j’ai pu considérer comme réunies. Si je veux que la parole du pardon demandé trouve le bon zig-zag entre ces conditions, je dois manifester dans ma manière de parler à mon interlocuteur que je sais qu’il peut me le refuser. Je dois notamment manifester un sentiment sincère, avoir tout fait pour réparer l’irréparable, montré que je réalise ce que j’ai fait – et je dois faire en sorte que ce que je dis et ce que je fais désormais reste pardonnable, et que la coexistence sera désormais possible. Mais là encore, rien n’est acquis, rien n’est certain, parce que cela dépend de ce que l’autre fera de ce que je lui dis.
C’est le tragique du pardon, et son dilemme, que le plus souvent il n’y a besoin de pardon que parce que les interlocuteurs ne s’entendent pas sur le tort en question. Le malheur c’est justement qu’il n’est pas communicable, et qu’il y a une disproportion irrémédiable entre celui qui a subi le tort et celui qui l’a commis. N’est-on pas alors condamné au différend, c’est-à-dire à l’impossibilité de définir ensemble le langage dans lequel le tort sera formulé ? Il y a certainement des cas où il vaut mieux pour tout le monde ne pas demander pardon ni offrir son pardon, même si l’on croit que toutes les conditions sont réunies. Entre autres parce qu’on ne peut pas rouvrir la mémoire quand on veut ni n’importe comment, c’est le thème de l’abus de mémoire, jamais éloigné de celui de l’abus de l’oubli, et le pardon travaille entre ces deux gouffres. Comment rompre avec le ressentiment sans tomber dans l’amnésie, et comment rompre avec l’amnésie sans tomber dans le ressentiment ?
Mais cette incertitude n’est pas une raison pour croiser les bras, attendre que le pardon tombe du ciel. Au contraire, travailler à réunir les conditions, c’est « se bouger ». Et puis il peut y avoir des pardons sans que les conditions aient toutes été réunies : ce n’est pas très moral, mais il suffit parfois de quelques-unes des conditions pour que la scène soit réussie. C’est justement que le pardon oblige les uns et les autres à un bougé, à un mouvement par lequel on va se soumettre à des règles auxquelles nul ne peut être forcé, ou par lequel on adapte des règles à une situation particulière presque en réinventant la règle. La condition de ce bougé, c’est que personne ne puisse prendre définitivement, de manière immobile en quelque sorte, la place du sujet pardonnant, sans quoi le pardon est bloqué, et ne déplie pas son délicat et imprévisible zigzag.
Olivier ABEL
Professeur de philosophie éthique
Faculté protestante de Paris
2004
Source:Dossier « Le pardon » du Périodique semestriel « Reliures » n° 13 Automne-Hiver, Liège, 2004
Pardon, Seigneur, Pardon