En cette période de commémoration du génocide de 1994 au Rwanda, il convient de rappeler, en résumé, l’histoire du conflit rwandais à l’origine de cette tragédie. Je me réfère, en grande partie, à mon intervention du 30 mars 2003, deux ans après la création de ce projet, lors d’un témoignage sur la réconciliation rwandaise à l’occasion d’une rencontre organisée par deux ONG belges: Entraide & Fraternité/Vivre Ensemble et Justice & Paix. Cette histoire est maintenant actualisée et racontée à partir de la période coloniale. Voici un extrait de ce témoignage.
1. Le conflit rwandais dans son contexte historique
- La période coloniale
Avant la colonisation par l’Allemagne (1900-1918) et par la Belgique (1919-1962), le Rwanda était dirigé par une monarchie. Comme pour les autres pays colonisés, la civilisation occidentale, véhiculée par la colonisation et l’évangélisation, a contribué au développement social et économique, mais elle a véhiculé aussi une nouvelle culture par la langue et la religion étrangères à ce pays. Il y a eu donc un changement dans la vie sociale et politique. En plus de la langue maternelle, le Kinyarwanda, d’autres langues ont été enseignées à l’école comme le français et l’anglais. Aujourd’hui, la religion traditionnelle n’est plus pratiquée mais le Kinyarwanda reste la seule langue parlée par toute la population.
Pendant la colonisation, le régime monarchique est resté au pouvoir toujours dirigé par l’aristocratie de la classe sociale des Batutsi. La classe sociale des Bahutu était écartée du pouvoir et il y avait beaucoup d’inégalités sociales. Les Bahutu, victimes des discriminations durant tous les règnes de la monarchie, étaient considérés par l’aristocratie comme une classe inférieure à celle des Batutsi. Mais ces derniers n’étaient pas tous socialement privilégiés, car même les Batutsi au pouvoir étaient uniquement issus des clans Banyiginya et Abega alors qu’on retrouvait les trois groupes sociales (ou « ethniques ») dans les 18 clans: abasinga, abasindi, abazigaba, abagesera, abanyiginya, abega, ababanda, abacyaba, abungura, abashambo, abatsobe, abakono, abaha, abashingwe, abanyakarama, abasita, abongera, abanengue. Tout Mututsi n’avait donc pas le droit d’accéder à la classe politique. Cette situation était donc injuste non seulement pour les Bahutu mais aussi pour les Twa et les Batutsi n’appartenant pas aux clans des Banyiginya et Abega. Les rwandais s’identifiaient donc par leur clan et non par leur appartenance à tel groupe social. En Kinyarwanda, le mot clan signifie ubwoko et au pluriel amoko. La troisième classe sociale des Batwa, très minoritaire, a toujours été marginalisée.
Pour pouvoir implanter la civilisation occidentale, la politique coloniale belge s’est d’abord appuyée sur l’aristocratie des Batutsi. Mais à partir des années 1930 jusqu’à la fin de la colonisation (1962), les colonisateurs se sont alliés de plus en plus à la classe sociale des Bahutu. Les belges apportèrent alors des idées nouvelles d’égalité et de dignité humaine, par l’enseignement de l’Église catholique, qui ont conduit la classe sociale des Bahutu à la prise de conscience des discriminations dont elle avait été victime depuis plusieurs années. Il était difficile pour les colonisateurs de distinguer les trois groupes parce qu’ils partageaient une même langue. Ils ont alors inventé une idéologie basée sur les différences morphologiques et sociales avec des préjugés raciaux. Cela en prétendant justifier les différences soi-disant culturelles entre les composantes de la communauté rwandaise. Ils ont décrété que les trois groupes sociaux seront désormais appelés des « ethnies ». Ces groupes ne représentaient donc plus des classes sociales. Ce mot « ethnie » a pris la même signification que le mot « clan », qui est ubwoko. L’appellation ethnie a donc remplacée celle du clan, tellement que certains rwandais ont oublié leurs origines claniques. Le rwandais ne s’identifiait plus par rapport à son clan mais à son ethnie. Il n’y avait plus une dizaine d’amoko (clans) mais seulement trois (ethnies). Ce qui est regrettable. Les rwandais ont obéi à l’autorité coloniale des belges parce qu’ils considéraient les blancs (abazungu) en général comme plus intelligents et ils ont approuvé leur idéologie. Ils ont alors cru qu’ils étaient « ethniquement » différents! Cette idéologie fut officiellement reconnue puisque ces « ethnies » ont été inscrites dans les documents officiels et ce, même après l’indépendance, jusqu’en…1994. La stratégie de diviser pour régner.
Cette influence occidentale, associée au mouvement de la décolonisation, a permis aux membres instruits de « l’ethnie » des Bahutu, sortis des écoles chrétiennes, de revendiquer l’égalité sociale et l’accès au pouvoir. La nouvelle politique coloniale était à leur avantage. En 1959, ils ont alors menée une révolution sociale qui a conduit en 1961 à l’abolition de la monarchie, remplacée par un régime républicain dirigé, cette fois-ci, par les membres de « l’ethnie » des Bahutu. Le 1er juillet 1962, le pays accéda à l’indépendance. « L’ethnie » minoritaire des Batwa resta toujours marginalisée.
Les classes politiques des Bahutu – au pouvoir – et des Batutsi dans « l’opposition » se sont appropriées cette idéologie belge. En effet, cette politique a été utilisée par chacun des deux camps concurrents pour justifier le droit d’accéder au pouvoir, l’un au détriment de l’autre. Les Bahutu revendiquaient le pouvoir par leur « majorité ethnique » tandis que les Batutsi, ethniquement minoritaires, revendiquaient le pouvoir par leur « expérience en politique » qu’ils considéraient comme un droit acquis parce qu’ils avaient dirigé le pays depuis des siècles. Au niveau politique, les Batutsi gardèrent une rancune envers les belges qui leur avaient confisqué ce privilège. Et puisqu’en démocratie, que les belges leur avaient apportée, le pouvoir est détenu par le groupe politique ayant obtenu la majorité, les Batutsi se considéraient comme perdants dans cette affaire politique.
Ainsi, les termes « Bahutu » , « Batutsi » et « Batwa », qui, dans la culture rwandaise, désignaient les classes sociales, sont devenus progressivement, des concepts ethniques et politiques. Ce qui entraîna des conséquences lourdes dans la suite de l’histoire du Rwanda. Durant cette période de la révolution à l’indépendance (1959-1962), cette division « ethnique » entre les Bahutu et les Batutsi fut à l’origine des tensions politiques qui ont provoqué des violations graves des droits humains: les massacres, l’incendie et la destruction des maisons, la confiscation des terres, les persécutions et l’exil des Batutsi et quelques Bahutu opposés au nouveau régime républicain.
Que pouvons conclure jusqu’ici? On peut se demander ce qui arriverait si, aujourd’hui ou demain, le peuple rwandais se réveillait et faisait son examen de conscience en acceptant les erreurs commises dans le passé et en reconnaissant ses clans traditionnels comme amoko au vrai sens du terme, à la place des ethnies modernes. L’identité clanique au lieu de l’identité ethnique. Sans nul doute, en restaurant cette culture, les « ethnies » en tant que concepts politiques disparaîtraient. Puisque la société rwandaise s’identifierait encore par ses clans, les politiciens ne pourraient plus faire la politique de la carte ethnique. Avec le pluripartisme, les partis politiques ne pourraient même pas se calquer sur les clans au nombre de 18 – au risque de disperser leurs voix – pour lesquels personne ne connaît les pourcentages exacts puisqu’aucun recensement n’a été fait. Les politiciens seraient alors jugés non pas selon leur appartenance à l’ethnie ou au clan mais selon leurs idées politiques.
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Après l’indépendance
Après l’accession du pays à l’indépendance jusqu’en 1994, le régime politique était alors dominé par les Bahutu, venant d’abord des régions du centre et sud du pays (Abanyenduga) jusqu’en juillet 1973, et par la suite ( à partir du 5 juillet 1973) des régions du nord, nord-est et nord-ouest (Abakiga). Les Batutsi restés à l’intérieur du pays étaient privés de certains de leurs droits politiques. Ils ne pouvaient pas, par exemple, accéder facilement au pouvoir ni entrer dans l’armée. Les Bahutu avaient alors fait ce qu’on peut qualifier de « revanche politique ». Mais attention, comme du temps de la monarchie tous les Batutsi n’avaient pas tous les privilèges, c’était le cas aussi pour les Bahutu durant le régime républicain.
En 1963-64, des réfugiés rwandais ont lancé des attaques militaires contre le pays à partir du Burundi. Ils voulaient reprendre le pouvoir par la force mais ils ont été repoussés par l’armée nationale. Les Batutsi restés à l’intérieur du pays et les opposants au régime furent persécutés. En date du 5 juillet 1973, il y eut un changement de régime par un coup d’Etat militaire. Durant les événements qui ont conduit à ce changement de régime, les Batutsi ainsi que les opposants au régime de la 1ère république ont été à nouveau persécutés. Ils furent chassés des établissements scolaires.
Depuis 1973 jusqu’en 1990, le conflit politique n’était plus seulement « ethnique » mais aussi régional. Comme je l’ai dit, les dirigeants du régime, originaires du nord, avaient renversé la 1ère république qui était dirigée par les leaders politiques originaires des régions du centre et du sud du pays.
Le 1er octobre 1990, les réfugiés rwandais en majorité des Batutsi qui avaient quitté le pays durant les événements de 1959-1962, 1963-65 et 1973 ont lancé encore une fois une attaque militaire contre le Rwanda, à partir de l’Ouganda. Le régime, jusque-là dirigé par un parti politique unique, fut contraint d’accepter un système de démocratisation avec plusieurs partis politiques. Suite à cette guerre, il y eut des négociations politiques entre le gouvernement de l’époque avec des représentants des réfugiés. Ces négociations ont été soutenues par l’ONU (Organisation des Nations Unies) et elles ont abouti à la signature des Accords de paix le 4 août 1993 à Arusha en Tanzanie.
Malheureusement, ces accords ne furent pas appliqués. Dans la nuit du 6 avril 1994, l’avion conduisant le président du Rwanda et celui du Burundi, venant de Tanzanie, fut abattu et les deux présidents assassinés. Les tenants du régime se lancèrent alors dans l’opération de manipulation des membres de l’ethnie Hutu en les incitant au génocide des tutsi et aux massacres des hutu et des étrangers opposés au régime. Dans le camp des rebelles aussi, plusieurs personnes ont été tués ou chassées de leurs biens. L’ONU retira ses casques bleus et le pays sombra dans une tragédie qui dura trois mois. Il y eut des milliers de morts dans les deux camps opposés: des militaires, des civils, des religieux, des enfants, des vieillards, des femmes et des hommes sans défense, des personnes handicapées,… appartenant tous à trois « ethnies », mais aussi des étrangers de plusieurs nationalités. L’ONU a estimé le nombre de morts entre 800.000 et un million, mais nul ne peut affirmer, avec des preuves à l’appui, le nombre exact de toutes les victimes, ni le chiffre exact pour chaque « ethnie ». Ce qui est donc certain c’est que cette tragédie a emporté beaucoup de rwandaises et de rwandais de toutes les régions du pays et de toutes les composantes ethniques mais aussi certains étrangers.
Avec la victoire militaire, les rebelles prirent donc le pouvoir en juillet 1994. Ce qu’on peut qualifier aussi de revanche politique des Batutsi. Suite à cette guerre, beaucoup de rwandais, en majorité des Hutu, y compris beaucoup de responsables du génocide, se sont réfugiés à l’Etranger dans plusieurs pays du monde. Après la guerre, l’ONU a reconnu qu’il y a eu un génocide au Rwanda et le 8 novembre 1994, il créa le Tribunal Pénal International dont le siège fut installé à Arusha en Tanzanie, afin de juger les auteurs des crimes de génocide et d’autres crimes contre l’humanité commis durant la période comprise entre le 1er janvier et le 31 décembre 1994. Le conflit ethnique et politique rwandais devint alors plus grave. En 1996, la guerre au Congo (ex-Zaïre), appuyée par les rwandais, a fait beaucoup de victimes de l’ethnie Hutu dans les camps des réfugiés, mais aussi des congolais et des étrangers. En 1998 une deuxième guerre dans ce pays voisin du Rwanda a fait encore plusieurs victimes. Depuis lors, l’Est de la République Démocratique du Congo n’a jamais été stable.
Aujourd’hui, le conflit entre les membres des deux ethnies Hutu et Tutsi subsiste encore, tant au Rwanda qu’à l’Etranger, même si c’est sans violence massive comme en 1994. La haine, la vengeance active ou passive, les mensonges, la peur, les préjugés, la méfiance, la globalisation, restent constants. Et, certains individus de nationalité étrangère sont aussi mêlés dans ce conflit ethnique et politique.
Alors qu’au début du 20ème siècle, le Rwanda accueillait les étrangers, de toutes nationalités ; aujourd’hui, un siècle plus tard, c’est l’Etranger qui accueille les rwandais, de toutes les ethnies. Partout dans le monde, on rencontre des réfugiés rwandais des trois ethnies Hutu, Tutsi et Twa. La preuve donc que ce conflit n’est pas terminé et qu’il n’est pas seulement ethnique. Certains acteurs politiques qui luttent pour le pouvoir cachent aussi cette réalité politique du conflit pour lui donner seulement l’étiquette ethnique.
Toutefois, depuis la fin de cette tragédie de 1994, la réconciliation a commencé tout doucement. La justice rwandaise et le tribunal pénal international basé en Tanzanie ont jugé certains responsables de ces crimes. Dans le cadre de la compétence universelle, la justice de certains pays étrangers a jugé aussi quelques responsables du génocide. Les rwandais ont déjà pris conscience que la guerre ne règle pas les problèmes mais que la justice aussi ne suffit pas pour résoudre leurs conflits. Tant au Rwanda qu’à l’Etranger, des initiatives des individus ou associations ont été mises en oeuvre pour le dialogue et la réconciliation, en complément du travail de la justice.
C’est dans ce cadre que par ce projet, depuis 2001, je fais une étude sur la prévention et la résolution des conflits par les droits humains et la réconciliation. A l’occasion des rencontres privées ou publiques mais aussi dans les associations, je fais la sensibilisation. En 2014, j’ai créé ce site internet. Il faut se dire la vérité sur notre histoire, respecter les droits de chacun sans distinction d’ethnie. Les victimes et les responsables du conflit doivent aussi s’engager sur les chemins de la justice et du pardon pour construire une nouvelle culture de la paix.
Compte tenu de l’évolution de la société et de la complexité du conflit rwandais, l’expérience vécue et les résultats de mon étude me confirment que le travail des juges et des politiciens devrait être renforcé par celui des médiateurs et des Guides de la réconciliation. Ces nouvelles fonctions seraient exercées par des artisans de paix, membres de la société civile œuvrant pour les droits humains, la justice et la réconciliation. Je plaide aussi pour la création d’une part, des instances de médiation, en plus des instances judiciaires ordinaires, et d’autre part, d’un droit-guide de la réconciliation, un droit de la paix, pour aider les rwandais à résoudre définitivement leur conflit ethnique et politique.
3. Message
Les rwandais, toutes les « ethnies » confondues, et les personnes impliquées dans leur conflit, devraient toujours avoir à l’esprit que tous les êtres humains, y compris eux-mêmes, naissent libres et égaux en dignité et en droits ; qu’ils sont doués de raison et de conscience et qu’ils doivent agir les uns envers les autres dans un esprit de fraternité (article 1er de la Déclaration universelle des droits de l’homme). Ils devraient profiter de cette rencontre des cultures et des civilisations pour avoir l’égalité et plus de liberté, et devenir encore plus unis. La solidarité internationale en faveur de la réconciliation rwandaise est aussi nécessaire, car la paix n’a pas de frontière.
Suivons le Guide ! Aloys Musomesha